Extrême gauche par-ci, extrême gauche par-là… le terme, durablement installé dans le débat public, divise. Une chose est sûre, il est outrageusement galvaudé, mais que veut dire « extrême gauche » exactement ? Laissez-nous vous dire que la question est autrement plus complexe qu’elle n’y paraît… Y a-t-il une définition académique de cette mouvance politique réputée anticapitaliste jusqu’à la moelle, et particulièrement critique de la gauche dite institutionnelle ? Et dans un contexte d’apogée du mouvement contre la réforme des retraites, y a-t-il lieu de blâmer l’extrême gauche, connue pour assumer certaines formes de violences politiques ? Eléments de réponse.
Le spectre des groupes radicaux dans le mouvement social : une représentation à décrypter
Le mouvement social en réponse à la réforme des retraites se radicalise à vue d’œil. Une radicalisation (opportunément ?) mise au crédit de l’extrême gauche, désignée allègrement des joyeux sobriquets de « black blocks », « ultragauche », « zadistes », « anarchistes »… Des voix politiques, de la majorité présidentielle jusqu’au Rassemblement national, se sont fait entendre pour condamner ces groupes qu’ils estiment être à l’origine de cette escalade. Gérald Darmanin, figure importante du gouvernement, a encore récemment appelé à la mise en place de « mesures de protection des préfectures » pour contrer, dit-il, les « menaces de groupuscules d’ultragauche » (AFP). De là à y voir un opportunisme politique, il n’y a qu’un pas…
Mais cela ne devrait pas dédouaner l’extrême gauche… mais revenons à l’essentiel : qu’est-ce que l’extrême gauche ? Si tant est qu’il y ait une définition unanimement acceptée de cette mouvance politique. Il y a peu, le terme « extrême gauche » était largement utilisé pour désigner La France Insoumise (LFI) dans le discours de la majorité présidentielle. Une majorité qui n’hésite pas par ailleurs à inclure, quand l’occasion est jugée « bonne », ses alliés de la Nupes.
Dans le contexte actuel, cette appellation semble donc avoir été réattribuée aux éléments les plus radicaux du mouvement social, qu’ils proviennent de groupes écologistes, syndicaux ou anticapitalistes. Ces factions sont maintenant indifféremment qualifiées d’ « extrême gauche », d’ « ultragauche » ou « d’anarchistes ». Il faut toutefois rappeler que, traditionnellement, l’extrême gauche française a toujours été clairement définie en tant que famille politique, avec son histoire propre, ses pratiques militantes spécifiques et ses objectifs. La situation actuelle est donc source de confusion, où n’importe quel individu participant à la contestation peut être étiqueté comme membre d’un « groupuscule d’ultragauche ». Difficile donc de se retrouver dans cette nébuleuse, à un moment où l’opposition à la réforme des retraites semble propulser de plus en plus de personnes dans le champ de la « radicalité politique » ?
Entre marxistes non-communistes et nouveaux mouvements sociaux radicaux : où se trouve l’extrême gauche française ?
L’extrême gauche aurait une « dimension archipélagique », tantôt galaxie et tantôt nébuleuse. C’est en tout cas ce que pense Aurélien Dubuisson, auteur de L’extrême gauche en France paru aux éditions Blaise Pascal, et chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po. Pour lui, l’extrême gauche en France regroupe plusieurs mouvements à la fois, notamment trotskistes, antifascistes et anarchistes. Mais désormais, la famille politique s’agrandit, en accueillant ce qu’il appelle la « gauche alternative », qui a émergé avec les nouveaux mouvements sociaux, à la marge du mouvement ouvrier et qui s’en est séparé dans les années 1960. Au programme : écologie, féminisme et d’autres logiques de mobilisation new age.
L’extrême gauche française s’appuie donc sur deux piliers principaux. D’un côté, elle englobe les mouvements marxistes émanant de l’opposition de gauche au PCF et des dissensions des années 1960, liées à la déstalinisation et à Mai 68. A la suite de l’extinction du maoïsme en France dans les années 1960, cette extrême gauche est majoritairement formée de trotskistes. « A ce courant s’ajoutent toutes les tendances du mouvement libertaire, principalement les anarchistes et les autonomes », précise Aurélien Dubuisson.
D’un autre côté, une suite d’expérimentations politiques nées de Mai 68 remettant en question les fondements de la gauche sont venues enrichir la tradition marxiste. C’est ce qui a donné naissance à la notion de « gauche alternative », rappelle Dubuisson. Il évoque notamment les mouvements féministes, LGBT ou écologistes qui ont tendance à parfois entrer en conflit, mais principalement sur des questions stratégiques et tactiques. Cette mouvance qu’il compare à un archipel politique partage toutefois l’appellation d’extrême gauche, et joint ses efforts dans une volonté de rupture avec le capitalisme et l’économie de marché telle qu’elle est actuellement pratiquée. Elle produit également une critique acerbe de cette gauche qu’elle veut « institutionnelle ».
La France Insoumise d’extrême gauche ? Une confusion due à un glissement vers la droite de l’échelle politique
Selon cette compréhension de l’extrême gauche, il serait inexact de qualifier La France Insoumise (LFI) de parti d’ « extrême gauche ». Pourquoi ? Pour la simple raison que le parti dirigé par Jean-Luc Mélenchon a toujours plaidé pour une économie mixte et planifiée, sans pour autant se revendiquer explicitement anticapitaliste. Quant à leur attitude envers les institutions politiques, et notamment le processus électoral, celle-ci est parfois « ambiguë » au sein de certains mouvements d’extrême gauche, relève Aurélien Dubuisson. Il précise : « Certaines organisations révolutionnaires peuvent parfois participer au jeu institutionnel pour souligner ses faiblesses, ou simplement à des fins de propagande, afin de diffuser au maximum leurs messages ».
C’est dans ce cadre que s’inscrivent les candidatures répétées de Philippe Poutou (NPA) et Nathalie Arthaud (LO) aux dernières élections présidentielles. Ils n’ont jamais prétendu viser la victoire, mais ont plutôt saisi l’opportunité d’une plus grande visibilité médiatique pour recruter des sympathisants et faire connaître leurs idées.
En revanche, Jean-Luc Mélenchon a toujours exprimé son ambition d’atteindre le pouvoir par l’élection présidentielle, ou encore en se faisant « élire Premier ministre » lors du « troisième tour » que représentaient pour lui les élections législatives. Pour Aurélien Dubuisso, cette « erreur » de classification politique est due à un glissement vers la droite de l’échiquier politique ces dernières années. Il n’y a, selon lui, qu’à comparer les programmes de Mélenchon, tant en 2017 qu’en 2022, avec celui de Mitterrand en 1981 pour en avoir le cœur net : « On s’en rend bien compte en comparant par exemple les programmes de Mélenchon, que ce soit en 2017 ou en 2022, à celui de Mitterrand en 1981. Ce dernier passerait pour le pire des extrémistes à l’heure actuelle. Mais en 1981, le contexte politique était différent, il était imprégné par les thèmes de la gauche, nous étions à peine dix ans après Mai 68 », explique-t-il.
De la « violence » nécessaire pour l’aboutissement du processus révolutionnaire
Vous l’aurez compris, l’extrême gauche n’aspire pas à prendre le pouvoir par les urnes. Elle mise plutôt sur d’autres méthodes… A l’heure où le débat sur les violences apparues dans le nouveau mouvement social fait rage, il est utile de signaler que le rapport à la violence politique est différent, selon qu’il s’agisse de l’extrême gauche ou de la gauche dite institutionnelle : « Tous les révolutionnaires marxistes considèrent que la violence est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une société nouvelle, comme le dit Marx. En cela, ils assument pleinement l’idée selon laquelle l’aboutissement du processus révolutionnaire passe nécessairement par l’usage de certaines formes de violences. C’est une différence avec la gauche qui joue le jeu des institutions », explique Aurélien Dubuisson.
Mais il ne faut pas pour autant penser qu’il y a unanimité sur les formes de violences nécessaires au sein des mouvances d’extrême gauche, comme le rappelle justement le chercheur : « Il ne faut pas imaginer que tous les courants d’extrême gauche s’accordent sur les formes que les violences doivent prendre. En cela, il semble abusif d’associer systématiquement toute l’extrême gauche à toutes les violences politiques, notamment à celle qui s’observent en ce moment dans les rues de l’Hexagone ». Dans le détail, Michel Winock, historien de la gauche, précise qu’il existe principalement 4 types de stratégies révolutionnaires adoptées par l’extrême gauche en France, à savoir le terrorisme, la conspiration insurrectionnelle, une révolution par les masses ou la formation d’une avant-garde dans un parti révolutionnaire.
Violences, émeutes… une provocation de l’extrême gauche ?
Loin de nous le temps des attentats terroristes sous la bannière de l’extrême gauche. Il faudra remonter aux années 1970 et 1980 pour en trouver trace, notamment le meurtre du PDG de Renault, Georges Besse en 1986 revendiqué par Action Directe. Aujourd’hui, Aurélien Dubuisson parle plutôt de « violences émeutières », mais qui ne peuvent être réduite à une simple provocation de l’extrême gauche, tous courants confondus. Pour lui, les débordements observés sont la conséquence directe de l’inflexibilité du gouvernement face à l’ampleur du mouvement social, couplée aux violences policières. Par ailleurs, il y a fort à parier que le mouvement s’est durci spontanément du fait de la présence massive de jeunes étudiants et lycéens, surtout depuis l’utilisation du 49.3.